Vouspensiez connaître chaque recoin de votre intérieur, du cagibi aux moulures du plafond. Pourtant, une nuit, en rêve, vous avez découvert au
1Les Centres d’hébergement et de réadaptation sociale sont des établissements dont la principale fonction est d’accueillir des personnes et familles qui connaissent de graves difficultés, notamment économiques, familiales, de logement, de santé ou d’insertion en vue de les aider à accéder ou à recouvrer leur autonomie personnelle » [1]. Les personnes hébergées sont prises en charge dans le cadre d’un hébergement d’urgence ou d’un hébergement en vue d’une réinsertion sociale », ce dernier étant le plus fréquent [2]. L’accès à un logement est soumis à condition. La personne doit, d’une part, s’engager à tout mettre en œuvre pour avoir une autonomie » dans un délai négocié avec les éducateurs, et, d’autre part, verser si possible une participation financière [3]. Dans la plupart des cas, le logement n’est donc pas gratuit et la personne est soumise à un contrôle de son temps et de son activité. Elle a un espace qui lui est réservé pour dormir ou passer une partie, voire la totalité, de la journée, mais cet espace ne lui est pas propre. En reprenant le propos d’Hannah Arendt [1983 70], il s’agit ici d’un espace privatif dans le sens où l’individu est privé du choix d’être vu et entendu par autrui quand bon lui semble. Dès lors, se pose la question de son intimité. À travers une recherche de clarification de ce qui caractérise cette intimité, je présenterai comment les personnes hébergées en chrs [4] parviennent, de manière différenciée, à résister aux violations contrôle du regard d’autrui comme limite du territoire de l’intimité2En évoquant le terme d’intimité, on pose l’existence d’une frontière, d’une limite qui sépare deux mondes, un monde que les autres ne peuvent pas voir sans un accord préalable de la personne et un autre visible à tous. Quand Michel Foucault parle du panoptique, il dit bien que la force du système carcéral est de laisser penser en permanence que le prisonnier est vu sans être vu On peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. » [Foucault, 1975 202] L’intimité se défait lorsque autrui la dérobe. L’intimité est associée au contrôle du regard. Ce n’est pas la présence du regard de l’autre qui la détruit, c’est l’absence de possibilité de contrôler ce regard. Cela revient à dire, non seulement qu’il n’y a pas de pratiques intimes par essence, mais surtout que l’intimité est un construit social qui s’élabore en fonction de la place attribuée au regard d’autrui et de la possibilité objective de le contrôler. Deux frères qui, sur un banc public, parlent de leur père mourant, peuvent en parler alors que quelqu’un est assis à côté d’eux. Ils peuvent au contraire se sentir gênés par cette présence et décider de s’installer à l’écart. Ici les personnes ont la possibilité d’être ou de ne pas être regardées, de ressentir ou non cette présence comme une atteinte à leur intimité et d’agir en conséquence. 3En foyer hébergement, le choix est plus restreint. Les personnes logées dans ces centres ont leur temps et leur espace contrôlés de façon plus ou moins directe. Les contraintes qui leur sont imposées sont bien connues. Dans tel centre d’hébergement, les personnes doivent quitter les lieux avant une certaine heure et être de retour le soir dans un créneau horaire précis. On connaît également les heures de repas, les jours de douche, les visites systématiques de tel ou tel soignant, etc. La contrainte s’exerce dans les recoins de la vie quotidienne. Par exemple, il est demandé à la personne de ranger sa chambre, de faire son ménage. Dans certains établissements, le règlement stipule des interdictions. Il est impossible par exemple de recevoir sans autorisation des personnes non hébergées. Il n’est pas accepté d’avoir des boissons alcooliques. Dans d’autres endroits, il est exigé que la personne dépose son argent dans une caisse tenue par un éducateur dans un souci de limiter les risques de dépenses abusives, alors qu’elle n’est ni sous tutelle, ni sous curatelle. À tout cela s’ajoute l’obligation de se raconter. Expliquer sa trajectoire, lui donner une cohérence en tenant compte des attentes supposées des éducateurs, devoir construire un projet » alors que le présent est incertain [5] Au bout de vingt et un jours, la personne signe le contrat de séjour. Il a eu pendant ces vingt et un jours tous les bilans bilan de santé, bilan social, bilan de connaissances générales, un bilan de connaissances professionnelles… Il y a en fait quatre bilans à faire et il y a la problématique à l’entrée. Puis là, il y a les actions à mener. L’entretien est fait par les travailleurs sociaux. » Directeur d’un chrs. 4Car l’accueil d’un résident » n’est pas automatique. Pour avoir un toit, il faut d’une certaine manière payer en expliquant sa déchéance et en montrant sa bonne volonté. L’hébergé doit s’engager à tout mettre en œuvre pour trouver un emploi ou un logement de droit commun dans un délai déterminé. En plus des contraintes institutionnelles, s’ajoutent celles de la vie en collectivité. Il faut souvent partager l’espace de la chambre ou de l’appartement avec une ou plusieurs personnes hébergées. Là, a contrario, la présence éducative et le règlement constituent une soupape de sécurité. Le danger est moins grand que dans la rue, même s’il faut faire face aux agressions. 5Le contrôle du regard d’autrui, celui des éducateurs ou des hébergés, n’est jamais assuré. Alors que l’on se croit plus protégé que dans la rue, un secret peut toujours être révélé. C’est la situation de Frédéric, vingt-cinq ans, qui apprend au cours d’un entretien avec l’éducateur que celui-ci a des informations sur son enfance. Rien de honteux. Un père décédé alors que Frédéric avait six ans, l’existence d’une sœur qu’il n’avait jamais évoquée au foyer. Une rencontre entre cet éducateur et un autre de l’Aide sociale à l’enfance suffit pour que Frédéric ressente qu’un regard étranger entre en lui. Alors qu’il n’a rien dit de ces personnes, l’éducateur sait. Plus le fait que l’on sache à son insu, c’est la sensation d’être habité par un autre qui ausculte des relations qui lui sont propres. La perte du contrôle du regard d’autrui sur soi est une brèche sur les remparts de l’intimité, une intimité qui est pensée comme une propriété.• L’intimité comme propriété individuelle ou collective6La possibilité d’avoir quelques biens ou quelques comportements ou quelques idées que l’on partage avec qui bon nous semble, non pas parce qu’ils sont honteux, mais parce qu’ils ont pour nous une valeur, constitue notre intimité comme propriété. On peut reprendre ici ce que disait Simmel Si l’on considère que la propriété matérielle est une extension du moi – la propriété, c’est ce qui obéit à la volonté de son propriétaire, comme le fait, avec une simple différence de degré, notre corps, qui est notre “bien” premier – et que toute incursion dans nos biens est ressentie par conséquent comme une violation de la personne, il existe aussi une propriété privée dans le domaine de l’esprit, dont la violation blesse le centre même du moi. » [Simmel, 1908 27] Une propriété privée, ce qui ne veut pas dire nécessairement individuelle. 7Il est utile de rappeler que dans certaines conditions sociales, l’intimité n’est pas pour soi », mais pour nous ». Je reprendrai ici un propos classique, celui de Richard Hoggart lorsqu’il parle du foyer en milieu ouvrier Le groupe familial ne préserve pas l’intimité de ses membres les uns par rapport aux autres. On y vit dans une atmosphère grégaire et dans la promiscuité affective presque tout est commun aux différents membres de la famille, y compris la personnalité. » [Hoggart, 1970 69] Le je » est inséré dans le nous » du groupe familial. L’intimité est une intimité partagée. C’est celle du foyer familial. La limite du territoire de l’intime est celle que le groupe se constitue pour se définir par rapport aux voisins On sait bien que les voisins sont “des gens comme vous et moi”, prêts à rendre service si le besoin s’en fait sentir, mais aussi on sait qu’ils sont à l’affût des commérages et particulièrement friands d’échos scandaleux ou ridicules sur la vie privée des autres. » [Hoggart, 1970 66-67]. 8Lorsque le territoire de l’intimité se construit sur le modèle d’une propriété partagée, les relations entre les membres ont un caractère fusionnel. L’autre, l’intime, n’est pas totalement extérieur à soi. Au demeurant, que ce territoire délimite une propriété individuelle ou circonscrite à un groupe, il est un lieu sécurisant. Fait de relations socio-affectives passées ou/et présentes, d’objets et de pensées exprimant ces relations, il permet à l’être social de se situer dans le même et le différent, et, de fait, de se définir dans sa permanence. L’intimité est une appropriation de relations inhérente au principe de différenciation qui donne la conscience d’être. Parce que la famille, les amis, les amours sont ces êtres avec qui l’on échange principalement des affects, ils sont présents dans notre être sous la forme d’objets d’amour et de haine. En nous y référant pour nous situer nous-mêmes par rapport à eux, ils nous permettent de donner une cohérence à notre histoire. En d’autres termes, un homme isolé, sans bien matériel, se retrouvant à la rue, conserve une intimité tant qu’il peut faire vivre en lui toutes les relations affectives qui, dans le passé, lui ont permis d’exister socialement. Mais pour y parvenir, il est nécessaire qu’il se trouve dans un espace de confiance. 9La confiance est ce qui permet à l’intimité d’avoir son territoire. Or, la confiance manque à l’homme à la rue et à un degré moindre à l’homme hébergé. Son intimité intérieure peut être préservée tant qu’il peut faire vivre en lui toutes les relations affectives qui sont pour lui structurantes. Mais il ne peut pas protéger ce territoire de l’intimité tant il est pris dans des relations de méfiance. Régis, vingt-six ans, se retrouve à la rue après le décès de sa femme et de ses deux enfants À Épernay, la nuit je dormais jamais. J’avais peur de me faire couper le cou. J’avais les jetons quoi ! J’arrêtais pas de marcher. Ou alors j’allais dormir dans la cabane de jardin de mon frère… Mais j’étais toujours tout seul. Toujours… » 10À l’intérieur du centre d’hébergement, la violence est aussi quotidienne. Vincent, quarante-cinq ans, est contraint de partager sa chambre avec une personne qu’il ne connaît pas. Tout est prétexte à tension et à danger physique J’ai jamais vu ça. C’est aberrant. J’ai jamais vu de la violence pareille. […] J’ai dit “C’est pas vrai, ça gueule, ça crie. Oh, ça m’a vraiment pas plu ce truc là.” […] Quand on est à deux dans une chambre, le mec il allume la télévision, vous êtes en train de lire, c’est fini. Ça gueule et ça cogne pour un rien. » 11Cette violence du quotidien menace l’espace intérieur d’intimité. Comme le souligne Jean-François Laé, elle détruit la mémoire. Devoir en permanence se défendre contre tous les dangers, protéger son corps des agressions multiples engloutit la mémoire [Laé, 2000 88]. Cela n’est pas sans conséquence. La perte de l’intimité provoque des désordres psychiques. L’étude de Michael Pollak sur l’expérience concentrationnaire illustre parfaitement ce point [Pollak, 2000 266-267]. Mais elle montre aussi l’importance vitale qu’il y a à reconstruire une intimité et les différences de ressources des internés pour y parvenir, non sans risque [6]. Il en est de même pour les personnes hébergées. Elles doivent puiser dans leurs propres ressources pour garder le secret de leur ressources pour maintenir une intimité12Les ressources varient en fonction du type de relations de dépendance que les résidants ont eu avec leurs proches fusionnel vs autonomie et le type de relations qu’ils entretiennent avec eux au temps présent. S’ils n’ont pas définitivement rompu avec leurs proches, s’ils ont la possibilité de trouver d’autres personnes hébergées qui ont vécu des événements qu’ils jugent similaires, ils parviennent comme Yvon et Régis à renouveler leur intimité, à lui donner un contenu. 13Yvon a cinquante-neuf ans. Il a perdu sa femme et ses enfants dans un accident de voiture. Cette disparition est vécue comme une perte de soi, comme une impossibilité d’être 14 Enquêteur À propos de son travail d’artisan horticulteur au cours des années soixante Vous avez arrêté ce boulot que vous aimiez bien, pourquoi ? 15Yvon J’ai arrêté, j’ai arrêté. Non j’ai pas arrêté. 16Enquêteur Vous n’avez pas arrêté… 17Yvon J’ai arrêté, c’est parce que j’ai eu… Comme mon petit pote là, Régis, j’ai perdu ma femme. Ma femme est décédée en voiture avec son père et mes deux enfants. 18Enquêteur Vos deux enfants à vous. 19Yvon Non, moi il y en avait qu’un. Enfin, c’était les deux miens quand même. Ils se sont tués en voiture. Il y avait un semi-remorque anglais. Il y avait trois essieux. Il y en a un qui a bloqué. Elle a pas eu le temps de freiner. Boum ! Ils sont rentrés dedans. Tous les quatre. À trois heures du matin, ils sont venus sonner à la porte. 20Enquêteur Et c’est là que vous avez arrêté de travailler. 21Yvon Ah ! bah ! c’est là. J’ai tout vendu, j’ai acheté un sac à dos et je me suis barré sur la route. 22Enquêteur En quelle année ? 23Yvon En soixante-neuf. 24Enquêteur Pourquoi ? 25Yvon Ah ! bah ! ça m’a traumatisé… Je ne sais pas si vous voyez… Merde… Aujourd’hui, je ne pleure plus parce que ça ne les fera pas revenir… Mais putain, j’ai été plus d’un an…, il fallait pas me marcher sur les pieds. » 26Le traumatisme lié à une rupture brutale est aussi ce qui lie Yvon à son ami Régis et leur donne mutuellement une certaine force pour affronter les autres. En se remémorant la perte accidentelle de leur famille, ils établissent un rapport de confiance qui leur permet de reconstruire un territoire d’intimité. 27Si le passé tend à se dissoudre dans le présent, s’il devient difficile de le faire resurgir, l’écriture peut constituer une ressource. Vincent, lui, se raccroche à un carnet sur lequel il a noté son identité et des informations concernant son histoire. Je découvre son existence au cours d’un entretien où il me parle de son enfance 28 Enquêteur Votre père est né en quelle année ? 29Vincent En quarante, je sais plus je dois avoir ça j’ai dû noter. 30Vincent quitte la cuisine et revient avec un carnet. 31Vincent Souvent je marque ça parce qu’on me demande. Je sais plus, c’est pas là que j’ai marqué. Tout en tournant les pages Il doit être né en quatorze un truc comme ça. 32Enquêteur En quatorze ? 33Vincent Oui, parce que moi j’ai quarante-cinq ans bientôt… Oh je sais plus. C’est malheureux, j’ai marqué ça quelque part. Il poursuit sa recherche. Attendez c’est peut-être là. C’est vraiment dommage parce que j’ai écrit ça. Comme ça si on me pose des questions, je pourrai répondre. » 34Tant que Vincent a dans sa poche ce carnet qui le lie au passé, il peut tenir. En notant ce qu’il fait, ce qu’il est, il donne une unité à sa vie. Il peut y retourner pour se retrouver. Ce carnet est son rempart contre l’oubli de lui-même. Qu’adviendrait-il s’il le perdait ? 35Si les personnes hébergées n’ont pas cette possibilité de rémanence, ce sont leurs ressources relationnelles et physiques mises en scène lors des différentes situations auxquelles elles sont quotidiennement confrontées qui leur donnent la possibilité, ou non, de reconstruire une nouvelle intimité en cohérence avec leur histoire. Le centre d’hébergement et de réadaptation sociale représente un lieu qui, tout en limitant les possibilités de construire une intimité, offre des marges de manœuvre pour se reconstruire. 36Lorsque Marie entre pour la première fois dans le foyer d’hébergement et de réadaptation sociale, elle réagit négativement. Sa chambre est très étroite, juste la place pour un lit et une petite table de nuit ; elle doit manger dans une salle commune. Elle n’a plus la possibilité d’organiser totalement son temps. Elle doit réaliser des activités couture et cuisine le matin. L’après-midi, elle peut sortir pour faire des démarches administratives en accord avec le personnel éducatif. À cela s’ajoute l’impression de revivre des moments difficiles de son passé, et plus particulièrement son arrivée au Foyer de l’Enfance [7]. En fait, Marie arrive souvent à quitter le foyer, prétextant divers rendez-vous. 37Ces sorties sont pour elle une façon d’échapper aux pressions institutionnelles qui la contraignent à être autrement que ce qu’elle désire. Elle erre dans les rues et accoste des gens pour demander des cigarettes, puis rentre au foyer comme si de rien n’était. En se présentant comme adaptée aux attentes des éducateurs, elle échappe à leur contrôle. Le foyer lui offre une protection et des espaces propres à lui permettre et à lui procurer des relations à l’extérieur. Car Marie est en quête d’un compagnon. Elle en a besoin pour exister. C’est ainsi qu’elle rencontre un homme qui, comme elle, passe ses journées dans la rue. Huit jours après leur première rencontre, elle quitte le foyer pour s’installer avec lui dans un meublé, une mansarde d’une maison particulière où il n’y a ni chauffage, ni eau chaude. Les w-c sont sur le palier. Les meubles sont très abîmés et tiennent debout grâce à des cales. La lumière vient par une lucarne qui ne ferme pas correctement ce qui les oblige à mettre des bassines lorsque le temps est pluvieux. Mais Marie est heureuse C’est vrai que j’étais contente. Je disais “Ça y est, c’est mon chez moi […] J’ai un toit, c’est mon chez moi.” » 38Si le centre d’hébergement offre des possibilités de reconstruire une intimité à l’extérieur, il n’en est pas de même à l’intérieur. Lorsque Sylvain, âgé de vingt-quatre ans, est arrivé au foyer, il était dans l’impossibilité d’occuper sa chambre. Il n’avait aucun objet personnel excepté les vêtements qu’il portait. Il n’avait plus de contact avec sa famille depuis son placement à l’Aide sociale à l’enfance à l’âge de sept ans. Par ailleurs, il avait rompu toute relation avec son ancienne famille d’accueil. Mais Sylvain était serviable. Chez sa nourrice, il avait trouvé sa place en aidant aux différents travaux domestiques. Au foyer, il ne tarda pas à proposer ses services à d’autres personnes hébergées. Il faisait les commissions, il aidait à l’aménagement des chambres des autres. Ces activités étaient pour lui son moyen d’établir des relations affectives, et, de fait, de reconstruire une intimité. Elles étaient aussi ce qui donnait une cohérence à son histoire, mais sans compter sur le personnel éducatif. Sylvain est rappelé à l’ordre Occupe-toi de tes affaires », Tu n’as pas à faire les courses des autres », T’es pas leur larbin », censure posée sur son désir de rencontre pour qu’il ne soit plus manipulable » et qu’il devienne plus autonome », plus responsable ». Au nom de cet idéal, s’exerce ici le droit de contraindre la personne et propriété sociale39Cette pratique éducative prend tout son sens lorsqu’on la réfère à la notion de propriété sociale » telle que Robert Castel l’a énoncée à propos du développement de la société salariale à la fin du xixe siècle [Castel, 1995]. Le travail n’apportant pas la propriété conçue au sens de Locke [8], c’est-à-dire comme un bien propre à l’individu et qui ne peut en rien lui être pris, s’impose alors l’idée que la société par son instrument qu’est l’État, se doit de donner une protection à ces non-propriétaires que sont les salariés. Il ne s’agit pas de donner une propriété privée à ceux qui n’en ont pas mais de juxtaposer à la propriété privée un autre type de propriété, la propriété sociale dans le sens que lui donne Alfred Fouillée, auteur en 1884 de Propriété sociale et démocratie [9]. Les protections habituellement assurées par la propriété leur seront offertes, d’une part, par des institutions sociales qui offriront des biens collectifs, présentés comme une propriété collective, donc impersonnelle ; et, d’autre part, par les assurances obligatoires qui font désormais fonction de patrimoine privé, dans la mesure où les prestations sont versées à des règlement présenté comme un abécédaire [1]ABSENCES Si vous devez vous absenter un ou plusieurs jours pour raisons professionnelles ou familiales, prévenez l’animateur. Toute absence non justifiée peut faire l’objet d’une À votre arrivée, le représentant des résidants est chargé de vous nommer un parrain », afin que votre début de séjour s’effectue dans les meilleures conditions visite des lieux, connaissance du règlement….….Pour que les corps et les esprits se soumettent ALCOOL Il est strictement interdit d’introduire de l’alcool dans l’établissement, ainsi que de rentrer en état d’ébriété. Les animateurs peuvent refuser l’entrée ou exclure les personnes en état d’ Pour des raisons d’hygiène évidentes, les animaux ne sont pas tolérés dans l’ Il est strictement interdit d’introduire des armes offensives et défensives dans l’établissement. Si vous en possédez, elles doivent être remises dès votre arrivée à l’animateur. Elles vous seront restituées à votre Afin de vous permettre d’accéder plus facilement à l’autonomie, l’épargne est obligatoire pendant votre séjour au Foyer. Elle est fixée à 20 % de vos revenus nets Pour votre propre respect et celui des autres, il est important que vous soyez propre. Il est indispensable que vous preniez une douche et que vous entreteniez vos cheveux et votre barbe Il est essentiel que vos vêtements soient toujours propres. Pour les laver au foyer, vous pouvez acheter des jetons au bar un jeton pour le lavage et un pour le séchage.….Pour que les résidants se sentent comme chez eux » PARTICIPATION Comme le prévoit la réglementation pour les chrs, vous êtes tenu de participer à vos frais d’ participation s’élève au tiers de vos ressources nettes, le plafond de la participation est de 1 300 La clé de votre chambre est mise à votre disposition durant votre séjour mais elle ne vous appartient pas. Vous devez vous organiser de façon à ce qu’elle soit toujours à disposition des personnes résidant dans la même chambre que dehors des horaires d’ouverture des chambres, la clé doit être obligatoirement descendue au tableau, à l’ Vous êtes responsable de votre chambre, les animateurs de l’établissement ont le droit d’y pénétrer. Elle doit être rangée, aérée régulièrement et propre en de documents et de photos doit rester modéré et ne doit pas détériorer les murs et huisseries. Veuillez utiliser des punaises à trois points ou des aiguilles à tête.Pour des raisons d’hygiène, aucune nourriture ne sera tolérée à l’intérieur de votre Les personnes famille, amis… désirant vous rendre visite doivent se faire connaître à l’accueil. En aucun cas elles ne sont autorisées à pénétrer dans l’établissement sans accord et vous ne pouvez pas les recevoir dans votre cette forme particulière de propriété qu’est la propriété sociale, les biens collectifs n’étant pas appropriables par les particuliers, la collectivité incarnée par les personnels a un droit de regard pour en contrôler l’usage. Si cela est très visible dans les lieux d’hébergement, cela l’est également dans les cas d’attribution de logements sociaux ou encore d’accession à la propriété avec aides publiques [Souffrin et Watin, 1995]. Les personnes n’ont pas une réelle prise sur les espaces qui leur sont en partie octroyés. Les services publics chargés de constituer les dossiers utiliseront plutôt le terme d’ accédants », d’ attributaires » que de propriétaires ». Vocabulaire qui sert à rappeler que cet espace attribué n’est pas totalement un espace privé et que la collectivité se donne le droit de vérifier si les comportements n’affectent pas la valeur du bien collectif voir ci-dessus les extraits d’un règlement intérieur. 41Outre le fait que cette propriété sociale suppose un droit de regard de la collectivité, l’intensité de celui-ci varie en fonction de l’équilibre entre l’actif et le passif social de la personne. Plus elle a payé sa contribution par l’impôt et les cotisations, moins elle est redevable. Inversement, plus la personne est débitrice de la collectivité, plus s’exerce la contrainte. Dans le cas de la situation des hébergés en chrs, le fait de ne pas avoir de possibilité de se loger n’exclut pas le devoir de payer son hébergement 42 Enquêteur Est-ce qu’il y a des règles de participation à leur hébergement ? 43Directeur d’un chrs Bah ! Ils sont obligés de payer bien sûr. 44Enquêteur Alors ils payent sous quelles modalités ? 45Directeur d’un chrs Alors là, ils payent normalement 30 % de leurs ressources avec un plancher qui était à 700 F pour l’hébergement. Puis un tarif réduit. Alors les travailleurs sociaux appliquent systématiquement le tarif réduit ce qui ne va pas du tout. Enfin bon… Donc ils payent 30 % de leurs ressources et après ils paient leurs repas s’ils veulent manger. Alors c’est 100 F la semaine pour les adultes. Et quand ils n’en ont pas, on les fait bosser. 46Enquêteur Sous quelles modalités ? 47Directeur d’un chrs Dans le cava [10]. Alors là ils en gagnent et ils sont censés nous en rendre. » 48Pour être logé, il faut donc payer, même si l’on n’a pas d’emploi. Dans la logique historique de la lutte contre la pauvreté au sein du système capitaliste, la contrainte au travail est au centre de l’intervention. Outre sa fonction morale, cette obligation a une double fonction sociale. Elle permet à la personne, d’une part, de payer sa dette, et, d’autre part, de tendre vers une insertion » Directeur d’un chrs Il doit travailler quarante heures en cava. Alors ces quarante heures servent à payer son hébergement, donc on le lui retient comme ça c’est réglé. Mais en même temps ça sert de bilan professionnel. » 49Dette et devoir. Si la dette est reconnue par les hébergés, son paiement n’est pas vécu sans un sentiment d’exploitation 50 Patrice La dass amène des fonds chaque année. Nous, quand on rentre, on a un loyer de 700 F à payer. On nous propose de travailler quarante heures, ce qui paye l’hébergement et la restauration et après on peut nous proposer des emplois solidarité. Moi j’ai travaillé dans les palettes. Mais le travail qu’il nous propose là, ça nous fait pas gagner grand-chose par mois. Je trouve ça quand même… 12 francs de l’heure, ça vous dit ? 51Enquêteur Oui, ça me dit peu. 52Patrice Ils appellent ça les cava. Je suis un peu perplexe là-dessus. Moi, j’ai jamais rien dit mais bon… C’est quand même signé par la Préfecture. Je trouve ça quand même un peu gros… Après bon, c’est selon le travail que vous avez fait qu’ils voient la personne. Si on peut lui faire confiance dans le travail, si elle est ponctuelle, là ils discutent en disant “Ça t’intéresserait pas d’avoir un travail type ces ?” » 53À l’entrée et tout au long du séjour, l’hébergé fait l’objet d’une investigation des travailleurs sociaux afin de vérifier les changements de comportements. À l’offre de logement, s’adjoint une obligation de tout mettre en œuvre pour retrouver un logement et un emploi. L’exigence d’une contrepartie, qui n’est pas spécifique à cette situation d’hébergement [11], justifie le contrôle et rend acceptables les violations quotidiennes de l’ interactionniste des relations sociales au sein des chrs n’apporte qu’une compréhension partielle des pratiques de restriction et de restauration des territoires de l’intimité. Celles-ci sont compréhensibles à la condition de les situer dans une double perspective socio-historique [12]. 55La reconstruction du territoire de l’intimité chez les personnes hébergées » en chrs se réalise à partir des possibilités de maintenir la présence des relations de dépendance affective qui se sont structurées au cours de leur histoire individuelle et sociale, et d’utiliser des ressources propres pour établir de nouvelles relations affectives. Cela présuppose, comme le souligne Anthony Giddens en référence à Winnicott, qu’il existe le sentiment de fiabilité des personnes et des choses [13]. 56Ces reconstructions sont par ailleurs dépendantes des formes de violation exercées par les institutions. Si l’encadrement éducatif constitue un cercle de protection – celui offert par l’État social – et permet la reconstruction d’une intimité anéantie, il n’offre pas la possibilité que cette intimité entendue comme une propre propriété » puisse avoir un autre territoire que le corps propre ». ? Notes [1] Loi d’orientation relative à l’exclusion du 29 juillet 1998. [2] 85 % des hébergements sont de ce type en décembre 1997, dress, Enquête ES 1997. [3] Au 1er janvier 1998, 84 % des adultes hébergés versaient une participation financière. Les autres sont contraints d’apporter une aide au fonctionnement du centre. En échange, ils reçoivent un pécule ». [4] Ces données ont été recueillies lors de deux enquêtes auprès des allocataires du rmi, l’une dans le cadre d’une thèse de doctorat, l’autre dans le cadre d’un contrat de recherche avec le département de la Vendée, et lors d’une recherche en cours sur le devenir des personnes ayant été hébergées dans les chrs dans le cadre d’une convention avec la drass de la Région Centre. [5] L’ambition effective de maîtriser pratiquement l’avenir se proportionne en fait au pouvoir effectif de maîtriser cet avenir, c’est-à-dire d’abord le présent lui-même. » [Bourdieu, 1997 262]. [6] Les liaisons amoureuses n’étaient jamais dépourvues de risque, le risque étant moins d’être découvert que d’être dénoncé par un des partenaires. » [Pollak, 2000 71]. [7] Ce passage est un extrait légèrement remanié de l’histoire de Marie présentée dans l’ouvrage suivant Moulière Monique, Thierry Rivard, Alain Thalineau, 1999 146-157. [8] L’homme porte en lui-même la justification principale de la propriété, parce qu’il est son propre maître et le propriétaire de sa personne, de ce qu’elle fait et du travail qu’elle accomplit. » [Locke, 1977 100]. [9] Au lieu de tendre à se dessaisir de tout ce qu’il possède ou peut posséder, les principes de la science économique autorisent l’État, en face de la propriété privée et toujours sacrée, à former une propriété collective, à l’accroître, à l’employer au profit du plus grand nombre. » [Fouillée, 1884 64-65]. [10] Centre d’adaptation à la vie active. [11] Elle est également très présente dans les autres politiques sociales à caractère contractuel telle que celle du rmi. [12] Comme le souligne Jean-Claude Passeron, L’historicité de l’objet est le principe de réalité de la sociologie. » [Passeron, 1991 87]. [13] Le sentiment de la fiabilité des personnes et des choses, si essentiel à la notion de confiance, est à la base du sentiment de sécurité ontologique ; tous deux sont donc psychologiquement très proches. » [Giddens, 1994 98]. v61p.
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